Son œuvre gravée, en grande partie noir et blanc, s’était dernièrement portée vers le lieu de son ultime voyage qu’elle traduisait par ses recherches sur la lumière divine, dévoilant une paix et une lumière, qui trouvaient forme dans l’usage de feuille d’or, de l’encre obsidienne, de l’encre Sumi, par ses colliers de prières et tasbih en perles ou encore de marbre onyx, blancs ou noirs.
Née à Aligarh, dans la région du nord de l’Uttar Pradesh en Inde, Zarina a toujours fait de sa vie le sujet de son Art. Elle est l’une des rares artistes femme de sa génération à avoir forgé une réelle identité avec ses gravures et sculptures sur le thème de la Partition, de l’exil et la nostalgie de la maison natale. Ses œuvres, principalement réalisées de papier gravé, tissé, percé, sculpté, sont les partitions d’une mémoire continue, initiée dans un univers familial intellectuel et cultivé, où l’histoire enseignée par son père ainsi que la littérature et la poésie contribuent au raffinement de son esprit. Son attachement au livre et à la lecture demeurera toute sa vie, à tel point qu’elle considérait le papier comme une seconde peau, tout autant que son attachement au mot, qui précède l’image, et à l’Urdu, sa langue maternelle, et la poésie ourdou, essence du soufisme, qu’elle intègre systématiquement dans son œuvre. Ses études de Mathématiques ainsi que sa fascination pour la géométrie pure de l’architecture moghole, avec sa symétrie et son équilibre, sont déterminantes pour son art qui prend la forme d’un parcours initiatique vers le mysticisme.
La partition de l’Inde, frontière artificielle imposée en 1947 alors qu’elle a 10 ans, marque Zarina irrémédiablement et commence un cycle d’exil. Cet exil est accentué par son mariage avec un diplomate indien, en 1958, qu’elle va suivre au cours de ses déplacements au sein de villes, pays et continents, voyages qui se succèderont durant plus de 20 ans, jusqu’à New York où elle finit par s’installer en 1976.
Ses voyages lui permirent de recevoir l’enseignement de grands maîtres de la gravure tels Toshi Yoshida au Japon ou de Stanley Hayter à l’Atelier 17 à Paris dont elle dira qu’il a fait naître sa maturité artistique. Travaillant principalement la gravure sur bois avec des papiers qu’elle expérimente lors de ses voyages à travers le monde, l’artiste y cartographie, durant ses séjours, les multiples conflits politiques et leurs effets collatéraux ; la perte progressive de l’Urdu ; les guerres de religion ou les déplacements de frontières dont celle d’une Inde séparée qui a entrainé l’émigration de toute sa famille vers Karachi, faisant naître une irrévocable nostalgie de la terre perdue.
Zarina est notamment connue pour sa série de gravures exprimant l’aliénation de l’exil et la dislocation géographique, saisie dans une œuvre comme Travels with Rani, 2008 présentant un diagramme pointillé de toutes les villes indiennes qu’elle a traversées avec sa sœur ou plus récemment dans la série intitulée Refugee Camps avec des collages comme Without Destination 2016 et A Child’s Boat for Aylan and Ghalib, 2015, qui soulèvent le douloureux conflit migratoire contemporain aux frontières de l’Europe.
La maison est un sujet récurrent dans l’œuvre de Zarina. L’ensemble de 5 gravures Cities I Called Home, 2010 s’inspire de sa vie de nomade entre Aligarh, Bangkok, Delhi, Paris, New York. Home is a Foreign place de 1997, œuvre fondamentale composée de 36 gravures exprime plus que jamais, dans ce langage minimaliste si caractéristique de son art, le sentiment de déracinement : « Nulle part je me sens à la maison, mais l’idée de la maison me suit partout où je vais » – Zarina.
Plus récemment, l’artiste revient sur le thème dans la série Folded House 2016, de multiples articulations miniatures de maisons, composées de collages de papiers noirs recouverts de feuilles d’or reliés par des fils dorés.
À la croisée des chemins entre architecture, sculpture et xylographie, ses gravures sur bois, ses œuvres uniques sur papier placées en installations murales ou encore ses moulages sculptés en pulpe de papier, accompagnent son voyage de vie ; son œuvre, à base de papier, est cette seconde peau qui respire, vieillit, peut être tâchée, ou encore percée et moulée ; elle est riche par la qualité tactile des matériaux dont l’artiste explore toutes les possibilités. Son attachement à la pratique d’autres religions et vérités est primordial, à travers le Soufisme, philosophie prédominante de l’Inde islamique ou encore le Bouddhisme.
Loin de se limiter à une archéologie du passé, l’œuvre de Zarina fait surgir des lieux et des atmosphères façonnés par la nostalgie ou le désir, sculptés et taillés à la lumière d’espoirs enracinés dans la matière du papier, une fragilité et une résistance ayant traversé le temps. Évocatrices des anciennes tablettes d’écriture, les sculptures en pulpe de papier laissent deviner toutes les marques de leur temps, dans leurs formes pures de géométrie ou d’architecture sacrée, nous plongeant dans l’univers fractal de la nature que dans l’univers majestueux des palaces et monuments islamiques ; sans oublier leurs riches textures et couleurs de pierre que Zarina exprimait à travers les innombrables variétés et mélanges de pigments terracotta, ivoire, rose de Sienne ou encore charbon de bois, graphite et ocre. Par-chemin mémoriel, l’œuvre de Zarina est l’expression d’un atlas personnel, de voies multiples et vastes à travers continents et civilisations.
Figure emblématique de l’Asie du Sud, Zarina a été exposée par les plus importantes institutions, et soutenue par la galerie Jeanne Bucher Jaeger depuis 2008 à travers des expositions personnelles, collectives et des prêts à des musées internationaux majeurs. En 2016, la galerie lui consacrait une nouvelle exposition Life Lines, invitant à penser ce fil conducteur déterminant dans la vie de l’artiste. Elle fut l’une des quatre artistes à représenter le Pavillon Indien à la 54ème Biennale de Venise en 2011. En 2012-2013, le Hammer Museum de Los Angeles, puis le Guggenheim de New-York et l’Art Institute de Chicago lui consacrèrent la rétrospective Zarina: Paper Like Skin. Ses œuvres font aujourd’hui partie des collections du Hammer Museum, du San Francisco Museum of Modern Art, du Whitney Museum of American Art, du MET et du MoMA à New-York, de la Menil Collection à Houston, du Victoria and Albert Museum et de la Tate Modern à Londres, de la Bibliothèque Nationale et du Centre Pompidou à Paris, du LaM à Villeneuve d’Ascq…
Au fil de ces dernières années, Zarina était habitée par la conviction qu’une force supérieure guidait sa vie et son voyage artistique à travers les continents et les civilisations s’était tourné vers l’universel, les planètes, les étoiles et l’astral, un Monde qu’elle a rejoint le 25 avril 2020. Elle se trouvait à Wimbledon, entourée de sa nièce, de son neveu et leur famille, lorsqu’elle entreprit son voyage spirituel vers cette Blinding Light auquel elle se destinait depuis quelques années.
Elle nous lègue son œuvre, témoignage sensible, immanent et transcendant de sa vie, en parfaite symbiose avec sa pensée : elle disait de la mémoire qu’elle « est la seule possession que nous ayons qui demeure à travers le temps. »