En écho à l’exposition dédiée à l’avant-garde russe à Vitebsk au Centre Pompidou et à l’occasion du Parcours des Mondes de la rentrée estivale, la galerie Jeanne Bucher Jaeger honore cet automne les artistes russes qu’elle a présentés en ses murs durant la période 1925-1955. 1925, année de création de la galerie Jeanne Bucher, 1955, disparition de Nicolas de Staël.
Cette exposition s’inscrit, dans le même quartier et au même moment, en dialogue avec l’exposition consacrée aux monochromes de Serge Charchoune par les galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard.

La plupart de ces artistes ont quitté leurs pays après la Révolution de 1917, transitant par l’Allemagne ou la Belgique, avant de s’installer en France à Paris, ville rêvée pour nombreux peintres russes de l’époque qui y voient le pays de la liberté et de la douceur de vivre. Car Paris fut bien cette « capitale des arts », creuset des avant-gardes qui se succédèrent depuis le Réalisme de Courbet jusqu’à la Figuration Narrative des années 70. Des avant-gardes dont elle accueille les créateurs venus de partout, des artistes étrangers venus étudier, œuvrer, exposer alors que l’art qu’ils créaient s’internationalisait et devenait universel et que ces artistes étaient regroupés sous le nom d’Ecole de Paris, un mouvement gommant à la fois les frontières et les références nationales. Il n’y a pas d’étranger en art écrivait Brancusi en 1922, indiquant ainsi qu’il est impossible de distinguer dans cette école ce que les artistes étrangers peuvent emprunter aux français ou ce que les français leur empruntent. Une esthétique commune – rejetant l’académisme avec une tendance abstraite – était née chez ces artistes de toutes origines qui ne parlaient pas la même langue.
L’exposition parisienne de 1937 intitulée Origines et développement de l’art international indépendant au Musée du Jeu de Paume, présentant Kandinsky et Klee, jouera un rôle considérable pour les artistes russes comme Staël, Poliakoff et Lanskoy, dans un climat d’avant-guerre souvent hostile à l’abstraction.

Présenté à Jeanne Bucher par Christian Zervos en 1932, Kandinsky, est exposé à quatre reprises à la galerie, entre 1936 et 1944. Sa dernière exposition, coïncidant avec la première de Staël, se déroule quelques mois avant sa disparition. Louant son intégrité et son œil sans faille, l’artiste russe décrivait Jeanne Bucher comme « Une mouette parmi les corbeaux noirs ». L’œuvre Communauté de 1942, cadeau de l’artiste à la galerie, occupe une place importante dans l’histoire de l’art et de la galerie ; elle a souvent été présentée au sein d’expositions internationales majeures consacrées à l’artiste.

Au cours du printemps 1939, Jeanne Bucher fait la connaissance d’un jeune peintre russe âgé de 25 ans, Nicolas de Staël. Elle lui apporte alors son soutien pour se loger et lui achète ses premiers dessins en 1943. C’est en février 1944 que Jeanne Bucher expose l’artiste pour la première fois, aux côtés de Domela et Kandinsky. La première exposition personnelle de Nicolas de Staël à la galerie se déroulera un an plus tard, en avril 1945. Jeanne Bucher dira alors: Nos vieux peintres sont merveilleux, vous le savez : je place très haut van Dongen, Klee, Kandinsky, Pevsner, Marcoussis et Lurçat (qui ne s’occupe plus que de tapisserie et après avoir été dans la Résistance, continue sa belle politique dans le Lot). Parmi les jeunes (car je ne parle pas de M. Ernst, Dalí, Miró, Tanguy et Masson que vous connaissez et qui forment une classe à part), il y a surtout Lapicque, Estève et Bazaine. J’aime le plus Lanskoy et Nicolas de Staël qui sont les plus abstraits, qui ne suivent ni Matisse ni Bonnard, ni même Picasso. Sept autres expositions monographiques seront par la suite consacrées à l’artiste, dont un vibrant hommage à l’occasion des 30 années de sa disparition, lors de la FIAC 1985.

L’unique exposition monographique d’André Lanskoy à la galerie, en mai 1944, se déroule sous l’Occupation et la censure, l’abstraction étant alors considérée comme un « art dégénéré ». Les toiles et gouaches qui y sont présentées rendent visible la décomposition des scènes d’intérieur par la couleur et les formes opérées par l’artiste. Cette exposition marquera la rencontre de Lanskoy avec son compatriote Nicolas de Staël.

L’exposition qui suit celle d’André Lanskoy à la galerie réunit, en juin 1944, Dora Maar, alors ex-compagne de Picasso, et la jeune artiste géorgienne Vera Pagava. Arrivée à Paris en 1923, l’artiste se lie, dès ses débuts à l’académie Ranson, d’une amitié indéfectible avec Vieira da Silva. En 2016, une rétrospective remarquée, dont le commissariat fut confié à Matthieu Poirier, lui est consacrée par la galerie, en collaboration avec les galeries Le Minotaure et Alain le Gaillard. Alors que William Turner transcrivait la lumière aveuglante du soleil et que Robert Delaunay ou Giacomo Balla traduisaient le rayonnement d’un éclairage électrique par des couleurs vives et des rayons acérés, Vera Pagava privilégie quant à elle un rayonnement indirect ou sous-jacent, comme filtré par plusieurs couches de peinture à l’huile. Le langage de Pagava est celui d’une palpitation chromatique subtile, d’un sublime à la fois atmosphérique et intime (…) Matthieu Poirier

Représentant de la seconde École de Paris, Serge Poliakoff, installé à Paris dès 1923, n’a jamais eu d’exposition personnelle à la galerie. Il fut cependant un visiteur régulier du Boulevard du Montparnasse dans les années 1950. Quelques chefs-d’œuvres présentés à cette période révèlent une étonnante luminosité caractérisée par l’utilisation de pigments purs et par la superposition de couleurs.

L’unique présentation de Serge Charchoune à la galerie a lieu en 1926, rue du Cherche-Midi: Serge Charchoune, un peintre inconnu du cubisme ornemental. Marqué par l’art mozarabe et l’anthroposophie de Rudolf Steiner, le peintre rencontre Jeanne Bucher par l’intermédiaire d’André Salmon et de Waldemar George.

L’ukrainien Youla Chapoval, proche du grand collectionneur Henri Dutilleul et de Jean Cocteau, eut une carrière fulgurante à Paris, au début de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à sa disparition en 1951, à l’âge de 32 ans. Deux expositions, rencontrant un vif succès, lui sont consacrées par la galerie en 1947 et 1949. Georges Pompidou y acquiert sa première œuvre, Paule Auriol, belle- fille du Président Auriol, y vient accompagnée de Robert Rey qui fait l’acquisition d’une œuvre pour le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Dina Vierny, Gildas Fardel, Jean Leymarie, le jeune Pierre Boulez, Charles Estienne et Madeleine Rousseau sont également présents, curieux de la découverte du jeune prodige, dont la carrière prendra fin prématurément.

Les artistes exposés ont, pour la plupart, été présentés au sein des expositions de la galerie, qui, dès son origine, fut ouverte aux talents artistiques les plus avant-gardistes de son époque.

Nicolas de Staël, Eau de Vie, 1948
Huile sur toile
CR 140
101 × 81,3 cm
Photographie par Georges Poncet
Serge Charchoune, Contrebasse, 1945
Huile sur papier marouflé sur toile
65,5 x 50,5 cm
Vera Pagava, Joueuse de Mandoline, c.1930
Huile sur toile
55 × 46 cm
Photographie de Jean-Louis Losi
Youla Chapoval, Composition rouge et noire, 1948
Huile sur toile
61 x 38 cm
Nicolas de Staël, Composition, 1945
Huile sur toile
24 × 33 cm
Photographie de Jean-Louis Losi
Youla Chapoval, Sans titre (Nature morte au citron),1947
Huile sur toile
55 × 46 cm
Photographie de Jean-Louis Losi
André Lanskoy, Composition Bleue, 1946
Huile sur toile
64,5 × 80,5 cm
Photographie de Jean-Louis Losi
Serge Poliakoff, Sans titre, 1951
Gouache sur papier
62 × 48 cm
Photographie de Jean-Louis Losi

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Espace St Germain

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